Une ruelle entre deux tours que le sifflement du vent et la vibration interrompue des tôles de métal ne parviennent pas à éveiller. Derrière, un petit jardin et sa maigre clôture, ébranlée par l’outrage d’un temps qui semble maintenant s’être figé dans une expression d’effroi. Une faible lumière dessine les contours d’un homme, assis devant le discret clapotis d’une flaque d’eau, contre la barrière, blotti et grelottant dans un large manteau. Sa présence perturbe temporairement l’amertume de ce coin des ruelles. Près des blocs à masures qui lancent parfois le cri assourdi d’un foyer qui s’agite dans la nuit, il semble avoir trouvé la solitude.

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X - Il faudrait croire à l’abandon. Que cette attente et mon apparente détresse ne soient qu’une dérive passagère, qu’une petite perturbation de ma physiologie, un silence momentané de mes sens, et pourtant il y a cette accélération inquiétante de mon rythme cardiaque qui repousse le calme habituel de ma frustration. Il reste des cigarettes avant que je gagne le sommeil et personne n’est passé dans les environs. Je n’attends personne, dans ce désordre qui guette mes moindres respirations, et pourtant je crois percevoir des pas, quelqu’un, un peu plus loin. C’est un pas peu pressé et sûrement peu assuré: il bute dans les déchets que tout-à-l’heure je n’ai pas su éviter. Alors, je n’ai rien à craindre, le danger possède une autre sonorité en un lieu comme celui-ci. Je n’ai qu’à me pencher, à baisser la tête, et je n’existerai plus sous le regard de personne. L’immobilité donne l’impression que l’on fait partie du décor.

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            Un homme s’approche et passe sans rien voir des alentours. De ce qu’on peut distinguer de lui, il ressemble un peu à l’autre. Même allure et même tension dans la sensation du froid. Après une courte hésitation, l’homme continue de marcher, un peu voûté, puis il s’arrête, regarde autour de lui, et en sécurité, il s’accroupit pour se protéger du vent. Son souffle haletant se mêle à celui des cités éteintes, il s’apaise, goûte un instant de pause après un intense effort, et dans son coin d’ombre, il tente de rallumer un mégot de cigarette.

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Y - Hé ! Il ne faut pas que je vous effraie. Inutile de vous cacher. Qui n’aurait pas un peu d’appréhension dans la soudaine obscurité de ces ruelles ? Il vaut mieux que je me signale: vous m’auriez découvert d’un instant à l’autre, et je ne sais rien encore de vos réactions. Voilà.

Il sort de l’ombre et avance vers X.

Puisque j’ignore qui vous êtes, je veux supposer qu’à l’heure qu’il est, vous renoncerez à la violence, et que ne me connaissant pas en retour, vous n’aurez à priori aucun grief contre moi.

X - Si vous cherchiez du silence pour méditer sur vous même, ou bien tout simplement à vous écarter de la présence humaine, pardonnez-moi, j’ai brisé votre impression de solitude.

Y - Je ne demande que ça. Je ne cherche rien d’autre qu’une rencontre dans cette étrange monotonie nocturne, un inconnu, comme vous et comme d’autres tout-à-l’heure. Vous ne gênez rien du tout, et je ne connais rien à la solitude.

X - Ne vous emballez pas. Je ne vous ai rien demandé. Moi, j’apprécie l’uniformité du paysage.

Y - A votre aise.

Un temps.

X -  Dès que ça me chante, je retourne chez moi.

Y - Peut-être.

X - Je vous demande pardon ?

Y - Vous n’avez pas l’air d’un homme qui rentre à la maison. Vous grelottez ici, indécis, au pied d’une tour, et vous flippez comme une pucelle égarée dans le passage où vont les hommes chercher la compagnie des putains.

X - Je sens bien, maintenant, que nous n’avons rien à nous dire.

Y - Allez ! Au contraire. Il est bien temps pour moi de parler à quelqu’un, et même avec cet mine déconcertante, vous faites très bien l’affaire. Comme vous bondissez, là, vous me plaisez.

X - C’est idéal, un type comme vous. On ne vous attend pas, et vous venez offrir votre compagnie, au premier venu, à celui qui était là avant vous, tranquille, perdu avec plaisir dans ce lieu reculé où d’habitude personne ne passe sans craindre de déranger quelque chose ou quelqu’un.

Y - J’ai du whisky irlandais.

X - Ca ne fera peut-être pas de nous des camarades. Mais vous m’intéressez.

Y - Pas si vite. Vous voulez me blesser. Je ne veux pas croire que durant le temps passé ensemble nous n’échangerions rien qui ne soit trafiqué par la présence de cette bouteille qui mérite bien mieux qu’un flot probable de banalités complaisantes échangées pour lutter contre le froid et la crainte de l’autre.

X -  Rapprochons-nous de la lumière. Nous ne craignons plus rien. Nous sommes deux.

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                Ils se rapprochent de l’entrée du parc après avoir pris soin d’ajuster leur manteau pour contrer encore le froid qu’un épais brouillard nocturne a renforcé. Y sort la bouteille de sa poche, et X propose une cigarette.

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X - Vous flânez souvent, la nuit, dans les lieux anonymes, à l’entrée des parcs déserts qu’éclairent à peine de vieux réverbères usés par les agressions répétées des racailles ?

Y - Je ne flâne pas. Je m’imprègne de cette atmosphère particulière. Je viens ici parce que j’y trouve ce que la ville ne connaît pas et qui me met en accord avec moi-même. Cette demi-obscurité, cet arrêt improbable du temps et cette sorte de silence me font apprécier mon état.

X - Vous avez de la chance. Je reprendrais bien une petite gorgée de cet excellent whisky. Il régénère les sens et favorise l’écoute mieux que toutes les politesses d’usage qui ne mènent à rien et n’ont plus cours, ici et à cette heure.

Y - Et nous partageons une cigarette, entre amis, et nous ne tarderons pas à parler des femmes, à évoquer des souvenirs confus, des désirs imaginaires, des frustrations courantes. Les femmes alimentent toujours les discussions des hommes quand ils sont, comme nous, dans le froid, à se réchauffer l’âme comme ils peuvent.

X - Le whisky devrait suffire à nous faire retrouver cette civilité naturelle et toute masculine qui risquait de faire défaut ici. Mais les femmes ne feront pas un agréable sujet de discussion. Derrière les échanges au sujet des femmes se terre quelquefois un conflit, une déraison ordinaire, ou l’amorce d’une sensation de vide que nous aurions bien du mal à combler, vous et moi.

Y - Vous faites comme vous voulez. Ce n’est pas votre habitude, hein, ici, l’aventure et puis d’un coup, la nuit, le silence.

X - Je pourrais partir, continuer ma route, et alors vous n’auriez plus de compagnie, plus d’auditoire. Je veux bien croire un instant que je vous aime bien, alors je reste, mais j’étais là avant, et je ne me vois pas passer toute la nuit à philosopher sous les étoiles. Le ciel est bouché de toute façon. Je n’ai pas peur de vous, je ne sais pas pourquoi, mais je vous aime bien.

Y – Bien sûr. C’est toujours comme ça avec moi, vous savez, quand le visage de l’autre ne vous est pas totalement étranger, et que malgré sa différence, il vous devient peu à peu familier… Bien sûr, encore du whisky ! Détendez-vous, mon vieux, à l’aise, il n’y a personne d’autre pour l’instant, goûtez l’instant. Nous n’allons pas nous perdre en dialogues inutiles ou en mondanités, ou encore se chercher des raisons de recourir au masque d’un personnage qui nous cacherait un peu plus de nous-mêmes. Ici, il n’y a pas de règles, pas d’avenir, rien que nous-deux, bientôt ivres et prêts à rigoler un peu.

 

X - Vous me trouvez coincé, confus, mal à l’aise ? C’est vrai, je ne peux pas m’empêcher de gesticuler, j’ai froid et j’ai l’air bête avec mes petites appréhensions. Je suis sûr que vous en avez, vous aussi. Je suis à peine plus vieux que vous, ça n’est même pas sûr, et pourtant je ressens sans cesse cette sorte de lassitude qui vous rend imperméable à tout. Je manque de vocabulaire intelligent car j’ai peu l’habitude de parler, alors avec un inconnu...

Il vous arrive souvent de vous arrêter en chemin, comme ça, soudainement, sans raison apparente, simplement à cause d’une envie impénétrable, un coup de tête ? Moi, j’ai été tout d’un coup pris de passion pour ce que l’endroit m’inspire: l’immobilité.

Y - Et votre passion est morte avec mon arrivée. Mais en fin de compte, vous y gagnez : un peu de compagnie, une incursion sans lendemain dans les parcelles accessibles de votre intimité, ce qui permet de s’y retrouver quelquefois. Je suis l’ami de l’instant, vous êtes là et vous savez que c’est sans risque puisque je ne vous connais pas.

X - Je sais pourquoi je n’ai pas peur de vous. Je me suis déjà habitué à ces lieux, et vous pourriez en faire partie. Et puis, vous semblez ne rien attendre de moi, au fond, que ce que l’instant procure de simplement humain dans la froideur de cet endroit.

Y - Vous savez bien que je ne vous prendrai rien que vous ne m’ayez donné explicitement ou implicitement. Vous êtes sans défense, comme moi, au milieu de la nuit, hors du temps. Vous n’avez rien de matériel qui puisse être dérobé et je ne semble pas enclin à la violence. Vous pourriez être beaucoup plus méfiant. Certains se méfient beaucoup plus et trépignent sans arrêt. Vous, vous préférez adopter une plus judicieuse attitude envers les autres: vous ne dérangez pas. Là où vous échouez, ça vous va, et si l’on vient vers vous, vous attendez de voir. Je vois juste, non ?

X - Peut-être.

Y - On pourra s’entendre, ou alors on fera semblant et n’en saura rien. Mais, c’est vrai, il vaudrait mieux trouver un terrain de franchise et puis savoir un peu ce qui nous a amené ici, vous et moi.

X - Oui. Je n’avais pas l’intention d’échouer à cette place. Il n’y a rien d’autre à dire.

Y - Vous vous trompez. Je vais vous dire, moi, ce qui fait le hasard de cette rencontre. Un soir comme celui-ci, j’ai fui l’ennui et un léger désespoir avec une première bouteille. Dans un soubresaut incontrôlé, j’ai claqué ma porte et ma compagne est restée derrière. Pendant quelques jours, j’ai dérivé au gré des compagnies les moins attachantes et j’ai peu dormi. Je rêvais tout en marchant et je ne m’arrêtais que pour échanger quelques sourires ou quelques coups quand on voulait s’en prendre à moi. Mais depuis mon départ, une sorte de démon se cramponne à mes basques et m’embrasse quelquefois, si bien que je ne connais plus la peur ou l’ennui. J’ai perdu toute forme d’attachement, et aujourd’hui, je ne me reconnais plus que dans cette sorte de folie qui attise mes sens, remue mon corps et expérimente ses limites.

X - Vous dérivez, en somme, dans la nuit, sans attente et sans crainte.

Y - Non, je cherchais quelque chose, mais maintenant je pue et plus rien ne me fait espérer quoi que se soit. Et vous ? Caché à mon arrivée, probablement meurtri et un peu effrayé, vous ne cherchez ni mon amour, ni à me cogner pour le plaisir d’être le plus fort, comme font les gens d’ici. Vous me ressemblez un peu et votre quête ce soir pourrait bien être celle que je poursuivais ces derniers temps.

X - Je suis là maintenant, depuis peut-être une heure, à chercher une raison à ma conduite. Dites-moi ce que je fais ici à parler avec vous, à écouter insensiblement la fastidieuse énumération des méfaits votre goût pour la douleur ?

Y - Je ne sais pas. Le mal gagne à être partagé, non ? J’ai bien besoin d’une gorgée.

X - Tenez. Elle est presque vide. Si une boutique est restée ouverte, je vous en paye une autre.

Y - Plus de boutiques. Vous faites chier avec votre individualisme, il n’y a plus rien à boire. Regardez autour de vous : toutes les fenêtres sont tenues prisonnières, les volets sont fermés, les lumières éteintes. Maintenant, il n’y a plus personne à nourrir. Quelquefois, les enfants pleurent, les mères alors tripotent délicatement leurs cheveux, et tout ça est à nouveau fin prêt à dormir. Ces gens n’ont d’autre souci que de laisser leur vie sombrer peu à peu vers le sommeil. Vous ne trouvez pas ? Ces grosses constructions grises donnent un aperçu de la mort, et eux, ils vivent là-dedans, alors la nuit, il s’éteignent et il ne faut plus venir les déranger. Non, rien à boire, n’y comptez pas.

X - Vous avez raison. Il y a ici une telle concentration de désolation, le grincement inarticulé de ces vieux murs, les cris des enfants qui se réveillent parfois d’un cauchemar. Cette géométrie urbaine agace le désordre de cette nuit. Mais je ne veux pas pleurer sur leur déchéance ou mon humour perdu, ni sur leur misère, ni sur la nôtre. Cette absurdité apparente de ma station ici, je ne sais pas si elle a un sens.

Y - Continuez.

X - J’ai répondu à une pulsion presque adolescente, je me suis laissé dériver d’une rue à l’autre dans l’espoir de trouver une raison à mon départ. Maintenant, je crois que je cherchais une sorte d’affrontement. Depuis des années, j’ai travaillé à développer mon confort, et peu à peu, je me suis senti bien en sécurité, avec ma femme. J’ai commencé à rompre définitivement avec toute impression de solitude. Mais il y a là-dedans comme une contradiction de l’humanité, il m’a fallu quelques douleurs pour le comprendre: j’étais comme marié à la société toute entière, vivant chaque jour sans détermination, sans l’intention personnelle de vivre. J’étais attaché à de futiles entreprises qui me prenaient tout mon temps. - Je sens bien que je vieillis et je ne me suis jamais battu, je n’ai jamais fini bourré dans un troquet avec une vraie fille sur les genoux. - Je gagnais de l’argent, voilà tout.

Y - Vous aviez trouvé votre place, elle vous a dégoûté, et dans un accès de folie, vous avez voulu briser votre vie.

X - Non. Il n’y a rien à détruire depuis cette foutue place. Sa morale, sa force, ses aspirations et ses règles mythiques ne peuvent pas faire de vous un homme. Ça, je l’ai compris depuis longtemps. Je n’ai jamais mis en jeu l’épreuve de ma virilité : je ne connais ni les coups, ni les plaisirs auxquels on s’abandonne totalement, le corps et l’âme dans un spasme. Les femmes qui me donnaient parfois de l’amour durant mes rares visites sur les boulevards finissaient toujours par reprendre à mon âme ce que mon corps avait reçu. Et les autres, celles qui donnaient du sentiment, n’eurent pas pour moi plus d’attention et me laissaient meurtri d’impuissance sur l’oreiller nuptial.

Y - Vous cherchez un feu nouveau, je sens ça, moi. Là, derrière vos discours, se cachent d’autres pulsions, d’autres démons qui vous tourmentent et vous réveillent la nuit. Il y en a des choses à taire sous la chemise au col soigneusement repassé par les douces mains de madame. Alors vous sortez de chez vous, vous errez, et vous croisez mon chemin. Vous fendez votre coquille devant moi, on y vient, vous me donnez des frissons.

X - J’ai des histoires à dire qui vous en donneraient bien plus. Je les garde pour moi comme vous conservez ce petit sourire inquiétant qui s’échappe par instants. Vous voyez que je crains pour ma raison et vous souriez. Vous frissonnez car vous voyez que, comme vous, je cesse d’être normal, et ce sourire trahit votre opinion. Soit vous riez de mon sort ou de ma gueule et vous me trompez, - mais vous avez dit qu’on se ressemblait -, soit je vous plais, et vous me plaignez d’être un peu votre image.

Y - Chacun fait son chemin et marche dans la vie avec ses propres chaussures. Je ne vous plains pas, et vous ne me plaisez pas tant que vous voulez bien l’imaginer. Vous savez, j’aime bien les gens d’ici, car ils ne se regardent plus depuis longtemps dans les miroirs, ils les traversent, et c’est comme la révélation magique de leur existence. Ils ne renvoient plus d’image d’eux-mêmes, alors on dit qu’ils sont sauvages. C’est pour cela que vous êtes venu ici, et quoi que vous puissiez dire, et même si vous l’ignorez, je sais maintenant que vous m’attendiez. Vous devez échapper à vous-même et vous cherchez peut-être l’amour, l’image d’un autre dans votre miroir mental, et vous sentez qu’à l’instant une nouvelle sorte de désir pourrait bien m’exciter à mon tour.

X - Que savez-vous de moi, de ces gens ? Vous voulez tout comprendre à votre aise, vous, l’habitant nomade et pervers des nuits d’ivresse. Il faut que j’aille pisser. J’ai la tête qui tourne.

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                X se dirige vers le jardin , derrière. Y le suit du regard et attend qu’il revienne, mais l’autre perd pied, et par moments, il préfère être seul. Y prend conscience à cet instant de sa propre solitude, et pour la première fois, il observe en détail le décor de leur rencontre.

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Y - Regardez les monuments funèbres qui nous entourent : notre monde, des reflets de nos angoisses aux vertiges de nos désirs. La moitié du monde n’a aucune chance de connaître une autre vie. Nous, héros de la bière les yeux rivés aux combats et vibrant pour les champions, vous et moi, nous consommons sans rien dire les produits d’amertume qu’on amène tout prêts à notre bouche avide. On nous dit depuis l’école que les hommes façonnent l’Histoire et mêlent leur destin à celui de la terre. Ce sont d’autres hommes que vous et moi. Chaque jour, aveugles, nous regardons défiler devant nos yeux hagards le sacro-saint carnaval de la honte, et ça nous séduit, et nous donnons ça à nos enfants. On leur insuffle les vieilles valeurs sans sourciller, et on s’y accroche comme le fer à son cheval, et on attend d’eux l’avenir meilleur qu’on leur a nous-mêmes ôté depuis le début, par habitude, par la répétition maladive d’un vice ancestral dont on ne connaît plus la nature.

X est revenu et observe Y en détail. Le vent, peu à peu, a cessé.

X - Qu’est-ce qui peut bien nous lier comme ça, nous-deux qui devrions nous haïr de nos faiblesses, sans qu’on se brise l’un contre l’autre ? Pourquoi je ne repars pas alors qu’il est plus tard qu’il faudrait, que j’attends autre chose, je ne sais quoi, que nous ne pouvons pas échanger ?

Y - Que voudriez-vous qu’on échange si l’on n’y met pas l’énergie inaltérable de nos corps jusqu’à l’abandon de nous-mêmes ?

X - Je n’entends pas un mot de ce que vous dites. Vous vous oubliez dans un désordre incompréhensible. Ça n’a rien à voir, ce que vous dites, avec ce que je ressens, moi, ce soir. Personne ne voudrait vous entendre plus longtemps et je ferais mieux de partir un peu plus loin, retrouver ma solitude.

Y - Alors, une cigarette.

X - Toute la soirée, j’ai attendu de voir apparaître les étoiles pour y regarder mon destin comme font les jeunes filles en riant à leur premier amour dans les collèges à la campagne, j’attendais un peu de lumière pour accompagner l’obscurité de mon chemin.

Y - Et vous n’avez encore rien perçu qui vous anime dans ce désert ? Rien qui puisse faire de vous un homme ?

X - Je veux seulement rencontrer de quoi rêver. J’ai tout quitté, ce soir, juste pour ça.

Y - Alors retournez à votre lit. Ici, il y a trop d’ombres pour un songe agréable et votre légèreté vous gêne.

X - Demain, je retournerai peut-être chez moi. Je m’offre le plaisir d’une nuit de liberté. Quand le soleil voudra bien briller, je réintégrerai la familiarité de ma tanière et la femme familière qui y habite avec moi.

Y - Avec le goût amer d’une liberté que vous n’aurez pas prise, de ce qui précisément vous a amené ici et que vous dites n’avoir pas trouvé. Vous vous voyez, là, faire votre cuisine, avec elle qui vous chatouille en ricanant dans l’odeur assommante du gras de viande qui fume sous vos narines.

X - Je ne sais pas. J’ai faim et j’ai froid.

Y - Je parle d’expérience, j’ai connu votre place, j’ai goûté votre inquiétude, je me suis moi aussi penché il y a bien longtemps sur les maigres chances de mon salut, et je peux certainement deviner comment finira votre quête. Soit vous rentrez au petit matin, laissant dans l’ombre que vous aurez quitté la partie la plus sombre de votre être, celle qui vous constitue en tant qu’homme et non plus chien; soit vous prendrez goût à votre saleté et votre ruine sociale fera le bonheur de votre âme. Alors je pourrais encore affirmer sans le moindre doute que la dictature des habitudes maison vous dégoûterait, et qu’à cet instant, vous me diriez « tu ».

X - En somme, vous m’offrez votre amitié si j’abandonne effectivement ma vie et mes racines. Mais vous ignorez ce que me dicte ma conscience et ce qu’au fond je pense de vous. Vous n’entendez rien à mes habitudes, à mes désirs, à ce qui pourrait vraiment me faire douter de moi-même. Je ne suis certainement pas celui que vous croyez, celui qui fait exemple devant tous les autres enfants dans la bouche des parents, celui qui essaie seulement de se tenir droit devant dieu et les hommes, par moralité ou par déguisement d’un vice caché. Non, je ne suis pas celui que vous espérez sans doute pouvoir ébranler d’une pichenette dans l’aigreur de cet endroit. Je suis…

Y - ...lassé de votre conformité, en quête de nouveaux fantasmes, à la recherche d’un frère ou d’un amant. Mais il est bien plus facile de se mentir à soi même que de vouloir en imposer aux autres. Alors vous vous contentez tranquillement du peu d’artifice que vous êtes encore en mesure de vous représenter à vous-même. Mais vous ne manquerez jamais de vous accrocher aux plus fortes illusions qui hantent depuis toujours vos rêves les plus fiévreux.

X - Vous m’emmerdez. Je vous laisse. Je vais aller dans ce parc pour que vous me laissiez tranquille. Je ne vous attendais pas. Au début, je vous ai trouvé sympathique parce que vous tombiez presque au bon moment, mais maintenant, vous m’êtes désagréable.

Y - N’en parlons plus. Je vous tendais seulement la main.

X – Je suis sûr que l’on ne vous prête jamais de bonnes intentions à l’égard d’autrui et je ne serai pas le premier. Je ne peux que me méfier de cette main tendue. Ce geste-là n’a sûrement rien d’amical et ne m’engage en rien à vous croire honnête. Au contraire, vous testez votre cruauté contre moi au beau milieu de la nuit. Vous cherchez à connaître tous mes petits travers parce que vous voulez les étaler entre nous afin d’en faire un commerce qui n’entend rien à la charité. Vous profitez d’un moment d’abandon, d’une détresse que j’ai eu la bêtise de formuler du coin des lèvres, et c’est pour mieux cacher vos desseins que vous faites mine d’échanger mon désordre avec vôtre amitié. Je ne veux pas de cette injustice. Je n’en veux pas. Et je saurai bien vous faire regretter de ne vous être pas assez méfié en me voyant plié en deux, brisé contre ces poubelles.

Y - Vous faites peut-être un peu trop l’innocent, vous même, malgré cet air farouche qui croit pouvoir encore cacher devant moi la fausse candeur qui l’animait tout-à-l’heure. Je me suis approché de vous parce que je lisais dans vos yeux un désir… Mais vos illusions vous annulent, jusqu’ici où il n’y a que froid et torpeur.

X – Si vous dites encore un mot, ou s’il se dégage encore un sourire de ce visage qui cache sûrement quelque perversion sourde, je n’aurai rien à perdre à vous réduire en poussière ici et dans mon souvenir, même si vous deviez me renvoyer d’un revers de la main dans l’enfer de ces poubelles pour lesquelles je commence de toute façon à avoir de l’affection.

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                Sur ce mot, Y cogne sur X qui s’écroule. Déconcerté, voyant que la bagarre n’éclate pas, X gueule et abandonne un combat qui l’avait devancé.

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Y - Vous vous emportez comme un adolescent. Il vous vient l’idée d’une petite crise et vous voulez nous perdre tous-deux dans la violence.

X - L’ivresse, sans doute.

Y – L’ivresse ! Vous insultez le plaisir. ça na rien à voir. Vous aviez une rage en vous, celle d’un espoir déjà déçu : au cœur de la nuit sans attentes possibles, vous l’avez laissé éclater.

X - Je n’affronterai plus votre sérénité. Je vois bien que vous êtes le plus fort. Je vous laisse.

Y - Ça suffit ! Vous sentez bien que quelque chose grouille en vous que vous devez satisfaire! Vous ne partirez pas aussi aisément que vous pleurnichez d’impuissance. Goûtez, maintenant, ce qui vous a mis l’eau à la bouche, prenez ce que vous devez prendre, il n’y a pas de raison de vous enfuir, comme ça, lâchement.

X - Vous êtes le démon en personne. Vous me ramenez insensiblement à ma douleur sans la moindre pitié, et vous ne craignez pas de me faire regretter de vous avoir un peu ouvert mon âme. Je pourrais bien trouver un mot pour vous blesser à mon tour, j’en ai bien envie maintenant.

Y - C’est sans risque, puisque vous vous dirigiez vers le parc, à côté.

X - Non. Je préfère rester, tout compte fait. Je me suis déjà trop mis en jeu cette nuit, et je veux être celui qui ramassera les gains de cette incroyable déraison.

Y - Alors asseyons-nous et fumons encore ensemble une de vos cigarettes en attendant que le jour vienne, sans craindre de nous laisser caresser par cette énergie qui vous est encore étrangère et qui pourtant nous anime, vous et moi.

X – Cette liberté que vous avez prise envers moi (et à ma place) nous plonge tous-deux dans la pénombre où je devais goûter ma solitude. Je veux bien accepter de céder en partie à votre dénouement, avec toute l’excitation qu’il requiert, mais je dois avant tout céder à la fatigue et reposer ma tête que vous avez sérieusement amochée tout-à-l’heure.

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                Scène sans parole. Dans une fin de nuit brumeuse et un peu plus grise, les gestes se font plus lents et les regards s’isolent. X vacille peu à peu vers le sommeil et Y en profite pour se rapprocher lentement, avec tendresse. Soudain, la lumière des réverbères disparaît puis clignote, hésite un moment, puis c’est presque l’obscurité totale. Quand la lumière se rallume, les deux hommes sont allongés, enlacés. Y se lève lentement au retour de la lumière.

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Y - Dans quelques heures, le soleil reviendra. Pour la première fois depuis mon départ, ce serait bon, après tout, de rentrer quelque part où j’allais me saouler et dire que c’est fini. Plus d’alcool, plus de trottoirs, plus de métamorphoses. J’appellerai un ami, il verrait bien que je suis encore le même et je lui dirai qu’il me manque. Mais déjà, quelques nuits ont passé. Je vois bien que je change et tout autour de moi s’est figé. On ne doit déjà plus m’attendre. Bientôt, on se rappellera de ma dernière gueule, de ma dernière crise, et on saura que ces parcelles de moi ne reparaîtront plus. Les soirs défilent vite, comme des soldats qui prennent une ville, sans la saluer en passant; et comme ces soldats je ne pourrai pas rentrer, déserter le pavé pour la chaleur d’un lit, car le mien, un autre ne tardera pas à l’occuper. Ma solitude, ici, me sert de couverture, et je m’y enfonce plus profondément, chaque nuit, pour contrer le froid et l’hostilité naturelle de mes rencontres. Que puis-je offrir, moi, nouveau vagabond au milieu des vagabonds, qui soit autre chose qu’un souvenir au milieu d’autres souvenirs, car ma vie est derrière moi. Je ne peux accorder le moindre attachement à mes semblables, car ce qui aurait collé se briserai immanquablement, dans la douleur, contre l’absurdité de nos solitudes. Il fait très froid, maintenant, et l’autre ne va pas tarder à s’éveiller, dessaoulé contre ma poitrine avant  que le jour revienne, quand je m’éteindrai à mon tour. Tout est souffrance ici, et c’est ça qui nous stimule, un vice échangé contre un autre, aller à l’extrémité sans cesse repoussée de soi-même et ne plus souffrir de l’habitude qui est certainement plus douloureuse encore aux hommes comme nous.

X - Je me réveille doucement et je t’entends. Tu parles tout seul. Tous tes muscles sont serrés, sûrement, comme les miens.

Y - Il y aura bientôt du passage, à nouveau des bus, et ils ouvriront le jardin.

X - Et bientôt les promesses d’un jour nouveau.

Y - Encore vos illusions.

X - Restez avec moi, encore un peu, quelques heures seulement.

Y - Il me faudra bien user encore mes chaussures jusqu’au prochain désert. Et puis, on ne pourra pas continuer à occuper cet endroit: ce qui est encore calme maintenant, le jour venu, s’agite d’une danse inquiétante dont nous ignorons les pas vous et moi.

X - Je veux assumer mon choix, mais je redoute l’ennui plus que tout et c’est pour l’éviter que je m’échappe, alors, si vous vouliez, je garderais bien votre compagnie plus longtemps. Ne vous méprenez pas, je ne veux pas vous coller. Même si vous n’attendez rien de moi, je peux vous le donner. Vous retrouverez plus tard votre solitude et je découvrirai la mienne.

Y - Non. Je vous tend un peu la main, et déjà, vous la mettez dans votre poche. Ne faites pas la pucelle. Ne croyez pas tout découvrir de vous dès la première souffrance. Et moi, j’ai besoin, maintenant, d’être seul.

X - Il me reste de l’argent que je veux bien partager.

Y - Je ne suis pas le type qu’il vous faut. Allez voir dans la ville, d’autres n’attendent que vous pour s’ouvrir comme des fleurs dans la force de l’âge. Moi, je suis en fin de parcours et je ne veux pas de quelqu’un comme vous à mes basques pour ma descente.

X - Je ne veux pas, à nouveau, chercher la suite de mon parcours. Je ne vous attendais pas. Le hasard nous a réuni malgré nous, et il a eu raison. J’aime cette nuit, et je m’en souviendrai, ce jardin, cette lumière, et je vous apprécie.

Y - Vous savez que je ne vous dois rien.

X - Comme vous voudrez.

Y - A l’aube, on se sépare. Je ne veux pas m’attacher et rejouer sans arrêt la même fable sans surprise.

X - Je ne serai bientôt plus qu’un souvenir, une petite trêve dans l’abandon de vous-même.

Y - N’en parlons plus.

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Y - Je suis sûr que de là-haut, parfois, on nous regarde ou on nous entend. On observe notre décrépitude, cette situation absurde. On attend la suite et on oublie ce que nous sommes, vous et moi: des personnages de papier oscillant malgré nous entre conflits et tendresses passagères dans un espace hors du monde. Ça nous respire, là-haut, et ça voudrait bien améliorer le décor social de nos rencontres, retrouver en nous des parcelles d’humanité que nous taisons parce que c’est aussi ça l’échange. Alors, pour un observateur, un auditeur de grande classe qui habiterait ce coin de ciel qu’on voit d’ici, comment ne pas penser que quelque chose se vide de son sens, qu’une substance meurt.

X - Vous fabulez. Nous sommes bien seuls. Tout le monde a les yeux rivés sur autre chose, ou comme vous disiez : on dort d’un sommeil profond ou on se lasse rapidement de l’absurdité de la nuit.

Y – Je m’imagine un dieu qui ne nous aurait pas lâché pas du regard depuis le début. Je le vois qui regrette son oeuvre à nous voir, nous et les autres, dans la vie civile, réglés comme des pendules, basculant sans cesse des travaux aux discours stériles et des discours stériles à la bouffe et au sommeil. Là, à nous regarder pendant notre évasion, vous et moi, il se rassure et il éprouve sans doute la sensation étrange de disposer à nouveau de quelques êtres complexes et retords dans son histoire.

X – Je n’ai pas d’autre dieu que les remords qui viennent ça et là remuer des instants de ma conscience.

Y – Des remords ? Mais vraiment, devant moi qui suis maintenant votre meilleur juge et non plus la simple volonté de votre image dans un miroir, dites-moi, sans artifice de langage ni détour d’aucune sorte, avant que l’aube ne nous sépare : n’y a-t-il rien qui vous aie profondément marqué cette nuit et que vous voudriez me livrer justement pour la paix de votre conscience?

Une tension c’est perdue. Elle a parcourue votre échine depuis vos membres gelés jusqu’à votre tête meurtrie. Elle s’est échappée du recoin de vous-même où elle s’était établie de frustration en frustration. Elle vous a quitté un instant et vous avez pleuré. Et à cet instant, vous avez caressé l’idée d’être libre d’agir à l’écoute de ce corps que vous avez passé votre vie à brimer, d’être libre de quitter ce masque qui avait fait de vous un personnage de papier, d’être enfin libre de vous échapper. Le temps a fait un petit détour ce soir sur le chemin de votre existence, non pas parce que vous avez cru bon de satisfaire à moitié un désir que vous avez croisé, mais parce que vous avez accepté de partager avec le tréfonds de vous même un secret qui ébranle votre pensée du monde.

X – Vous croyez peut-être que parce que je me suis imprégné à ce point du silence, qu’à l’extérieur, dans un étrange climat, j’ai regardé derrière moi, j’ai pris soudain conscience de la nature de mes chaînes, hurlant tel un Hercule dans la nuit finissante ? Ma liberté n’a rien avoir avec moi si je n’écoute pas les certitudes de mon âme. Il n’y a pas plus d’éternité ou d’habitude dans les instants de notre existence que de finitude dans l’existence du monde, mais j’ai maintenant la certitude de mon autodétermination.

Y - Croyez donc en vous-même et je vous écouterai encore un peu. J’ai tendu l’oreille quand vous avez voulu vous livrer à moi, et je peux encore un instant accepter de vous tendre la main. Toujours, l’homme porte la croix de l’homme.

- - - - - -

X - Ma proposition de tout-à-l’heure de vous accompagner après le lever du soleil, je ne sais pas si elle peut tenir, si elle tiendra. Vraiment, je ne crois plus pouvoir regagner mon lit, mais comme vous, j’attends encore des plaisirs de la solitude. Et puis à deux, il n’y aurait pas d’autre rencontre; ou alors sous la forme communautaire d’un rassemblement d’ivrognes au coin du feu, ce que je ne souhaite pas. Je vous ai demandé de m’accepter afin d’anesthésier ma peur, mais elle seule peut guider la suite de mon périple. Je dois rencontrer d’autres combats, et l’amour peut-être, comme vous disiez, que vous ne pouvez pas me donner. Vous me plaisez et nous arrivons à nous entendre, mais nous courrons tous les deux le danger de nous soustraire à notre propre fuite, à cause du sentiment que nous pourrions apporter l’un à l’autre. Ainsi, si vous ne comptiez pas sur ma présence, l’éventualité de mon départ peut vous rassurer. Si vous attendiez plus de moi que ce que vous avez osé demander, il nous reste le temps d’échanger des désirs; mais nous quitterons forcément la nuit et nous nous séparerons certainement, car l’abandon du quotidien ne permet pas de lien durable. Je suis ravi d’avoir trouvé votre amitié dans l’anonymat de ce désert nocturne, et je ne veux pas perdre cette opportunité quand il nous faudra échanger même nos fardeaux et nous découvrir jusqu’aux profondeurs de l’âme. Je ne connais même pas votre nom et vous ignorez le mien.

Ailleurs, en un lieu que vous ignorez également, une femme attend les cigarettes que je lui avait promises en partant. Elle attend et elle a dû trouver le sommeil. Mais au matin, quand elle s’éveillera, elle voudra un café et elle voudra fumer, et alors elle saura que je ne suis pas revenu. Alors à ce moment, il faut que, soit la peur, soit la recherche d’un plaisir, ou bien l’amour de l’inconnu occupent mon esprit afin que la souffrance terrible de la savoir pleurant sur mon absence ne me fasse pas oublier les raisons qui m’ont fait partir au gré des rues, dans le silence.

Y - Ainsi, pour ne pas regretter d’avoir foutu en l’air votre vie et vos espoirs, d’avoir claqué la porte qui vous protégeait du monde, vous allez pousser plus loin l’abandon, jusqu’à y perdre même votre constance ?  Vous y perdrez aussi, sachez-le, votre honneur, votre nom et votre dignité. Vous serez comme un loup traqué à travers la ville, n’ayant comme satisfaction que votre liberté relative de fugitif et les quelques sourires polis qu’on voudra bien vous adresser lorsqu’il y aura assez de soleil pour sourire. Vous méditez encore votre choix, dans la douleur. Tant que quelqu’un vous retiendra, cette femme, ou même moi, vous ne pourrez pas suivre une voie qui nécessite une amnésie temporaire. C’est déjà trop de renoncements, et un vagabond en connaît encore bien d’autres dans son errance.

X - Mais vous, depuis plus longtemps que moi, vous accepter tout ce dont vous parlez. Comme vous, je peux surmonter cela, c’est déjà un peu derrière moi maintenant. Vous l’avez dit vous-même: un démon s’accroche dans votre dos et vous fait souffrir par quelques mots qu’il vous susurre à l’oreille. Si vous arrivez à lui faire face, ou à en faire abstraction, je peux bien, moi aussi, refuser d’écouter les remords de mon âme.

Y - Je constate simplement que vous regardez encore derrière vous à cette heure avancée, que vous manquez de sommeil, et je vous propose seulement de peser votre choix. Après une certaine limite, au moment précis où vous voudrez renoncer, il pourrait bien être déjà trop tard.

X - Si je regarde en arrière, ce n’est que pour mieux sentir la différence, par comparaison, entre moi, maintenant, et l’autre d’hier, qui me ressemblait seulement dans le miroir. Je ne veux pas me soulever contre mon passé mais je savoure l’extrême frisson du renouveau.

Y - Comme un adolescent à sa première fugue, sa première fille, sa première cuite.

X - Peut-être.

Y - Fébrile et fatigué à la fois, vous n’avez pas le droit d’être aussi sûr de vous. Vous l’avez confessé: une femme va pleurer sur votre sort, et sur le sien, une solitude qu’elle n’aura pas choisie de son côté. Votre liberté commence par empiéter sur celle des autres.

X - Si vous la plaignez plus que moi, je vous laisserai volontiers la consoler. Mais les femmes se remettent vite de ces petits chocs de l’existence, je crois, mieux que nous. Elles s’empiffrent d’abord puis elles retrouvent rapidement le désir de séduire.

Y - Personne n’attend plus rien de moi. Les dernières traces d’amour sont effacées. Le temps aura su éliminer les traces organiques de mon passage, et mon odeur aura été chassée des lieux désinfectés de semaine en semaine indépendamment des larmes qui à leur tour auront cessé de couler.

X - Et maintenant ?

Y - Avant que la nuit ne s’échappe, je vous aurai quitté. Je ne veux pas risquer de chialer sur une nouvelle conséquence de votre instabilité maladive. J’ai moi-même d’autres choses à souffrir que votre oreille ignore.

X - Avant que le parc n’accueille son premier flirt de la journée, j’aurai quitté cet endroit et disparu de votre champ de vision.

Y - Vous retrouverez bientôt les chaudes couvertures du grand lit de votre chambre, après avoir pris soin de ne pas faire de bruit en tournant dans la serrure cette clef que vous n’avez pas pu jeter. Alors, vous glisserez dans la douceur de soie, moite contre une autre moiteur.

X - Je glisserai plus loin que là, plus moite encore, au fond de moi-même; et tu ne seras plus là pour me distraire, jeune démon, tu te seras tu, toi qui a cru un moment me donner une leçon et qui reste le seul à souffrir. Je n’ai peut-être pas adopté la rigueur de tes lois et je n’ai peut-être pas cédé à tes avances, mais à ton contact, au contact de cette nuit particulière, j’ai pris conscience de l’importance de mes spécificités, et j’ai appris à les défendre. Il me manquait un combat et je l’ai perdu, mais je me suis réalisé dans la défaite. Il me manquait un désir et je l’ai éprouvé afin de le quitter. Il me fallait simplement infléchir le temps, ouvrir une brèche dans l’enchaînement ininterrompu des événements quotidiens, contraindre le rythme ahurissant de la ville à me laisser une brèche pour me découvrir, faire taire le tic-tac incorruptible qui envahissait en permanence le défilement de ma pensée.

Je devais encore acquérir un espace pour la rencontre, pour l’abandon et l’oisiveté, en compagnie de mon démon. Mais celui-ci, je le laisserai seul derrière moi, soumis à sa propre aliénation, miné par ses propres douleurs. Et je le laisserai répéter ses sentences, celles d’un homme qui ne possède visiblement pas d’existence en dehors de sa relation parasite avec les passants malheureux qui échouent sur sa route.

La nuit commence à cesser de cacher les étoiles et je n’ai plus peur des ombres qui subsistent. J’ai quitté l’obscurité maintenant et pourtant je n’ai pas quitté cet espace. Ici, dans cette posture retrouvée, je me reconnais auprès des rêves qui sont les miens, prêt à toutes les déraisons. Derrière moi, l’autre a perdu sa consistance et je ne croise plus son regard.

FIN

SACD n°83569, 1996

Revu 21 décembre 2000