Projet de mise en scène pour l’atelier « Armand Gatti, la bataille des mots »

La passion du général Franco par les émigrés eux-mêmes, d’Armand Gatti


Par Stéphane Arnoux                                                                        Académie Expérimentale des Théâtres

La Parole Errante

Université Paris VIII

 

A partir d’un dispositif scénique adaptable aux contraintes de l’université, nous organiserons peu à peu la lecture de la pièce dans un espace donné. Celui-ci fonctionne comme une « machine à jouer » et permet de clarifier le découpage du texte en « trajets » qui forment des séquences à partir de groupes de personnages ayant une histoire commune. L’espace, matériau initial de notre travail, pose alors les bases d’une imagination de la mise en scène. L’intérêt principal d’un tel choix porte sur une possible lecture scénique de la pièce par les membres du groupe, permettant de réunir toute l’équipe sur une projection commune d’un spectacle possible, et facilitant le passage de la lecture à la scène.

L’accent sera donc immédiatement mis sur le rôle et les moyens du corps dans l’espace, invitant les participants à appréhender la dramaturgie le plus souvent possible à partir des questions posées par l’expérience du plateau. Le travail du sens est donc dès le début, lié à la construction des personnages, à leur existence physique possible dans un trajet donné, en relation avec les autres personnages ou groupes de personnages. La confection progressive d’une « image scénique en mouvement » accompagnera ainsi l’imaginaire et le travail théâtral des étudiants, constituant le « terrain de jeu » à partir duquel émergent les questions posées au metteur en scène et à l’équipe.

Le texte sera néanmoins abordé à la table dans un premier temps afin de dégager les axes principaux d’une dramaturgie que nous imaginerons collectivement à partir des matériaux contextuels. A la table, il sera question d’inscrire notre travail dans une expression théâtrale des possibles de l’après guerre d’Espagne que ces exilés du franquisme nous invitent à interroger. A travers eux, la représentation de l’histoire invoque des fantômes qui n’ont pas quitté Gatti, des mémoires de cendre et d’exil qui hantent toute sa parole et tout son théâtre, nous convoquant au combat avec la seule arme du verbe. Il s’agira donc d’abord, essentiellement, de répondre aux questions suivantes:

Qu’en est-il en Espagne comme ici d’un totalitarisme possible qu’évoquent la mise à mort de Franco par les exilés de son régime ? Y a-t-il aujourd’hui encore de la place pour une conception libertaire de la société, pour le combat, pour les poings levés sur les injustices du siècle ? Ou bien, les blessures de l’Espagne franquiste on-t-elle définitivement mutilé l'utopisme ? Ces exilés représentés sur la scène continueront-ils de mourir à la place de celui qu’ils devaient mettre à mort ?

A ces questions, qui organisent la fable de La passion et qu’il nous appartient de mettre en forme sur la scène, sont associés des langages, des images, des noms possibles, qui seront les matériaux de référence de notre dramaturgie. Mais celle-ci une fois préétablie, il reste l’essentiel à parcourir. Il reste à faire entendre, à apprendre à dire, les mots que Gatti prête à ses personnages qui sont autant de langages qu’il y a d’individus oubliés dans la mémoire commune des spectateurs possibles.

Nous sommes en présence d’un théâtre épique. La fable procède, comme chez Brecht, d’un passage au récit, mais c’est ici le récit des fantômes, des âmes errantes et oubliées du siècle ou des noms mythiques associés aux combats, témoins demeurés silencieux jusqu’à leur existence au théâtre. Pour véhicule, la fable nécessite une forme, presque un système identifié à l’œuvre, dans laquelle le verbe puisse passer du collectif au groupe, puis du groupe au personnage, et enfin du personnage à l’idée, à la force politique du propos, à la mémoire exprimée, au témoignage. Quant à l’acteur, il doit tout d’abord se trouver un espace, s’organiser en trajets et s’associer à d’autres figures, puis prendre son existence à partir de cette question fondamentale : qui est l’interlocuteur, où est-il et est-il public ?

Les mots de Gatti disent beaucoup. Un mot seulement, un mot énorme de sens et d’histoire, et la tête du lecteur devient le lieu d’un débat irrésolu, d’une contradiction, tandis que son corps pressent la manifestation d’un trouble. Il est tout à fait question de poésie, de parole transformatrice, tout à fait au delà du drame, devenu père pauvre du théâtre. Alors, sur le plateau, les mots appellent dans l’action, le mouvement, le geste (l’attitude) qui saura exprimer avec l’économie du sens la destination véritable de la parole. Pour l’acteur, il s’agit de recevoir le texte avec le corps entier, devenant signe, concentrant l’origine d’une attitude, cherchant physiquement la tension qui seule trouvera l’écoute sensuelle de l’auditeur.

Et le metteur en scène, en harmonisant la partition des nombreuses voix qui s’élèvent parfois en chœur, en suscitant l’attention du spectateur sur les voix contradictoires, en organisant les espaces de tension, doit encore se soucier de faire entendre les contradictions maintenues dans les tableaux qui se succèdent immanquablement devant le spectateur sollicité.

Alors dans cette mise en scène, les spectateurs seront autant de possibles participants à ces trajets en prévision, en attente, en mouvement. Spectateurs et à la fois regardés, interlocuteurs privilégiés du théâtre à qui l’on autorise l’écoute des échanges privés des trajets seulement parce qu’ils acceptent de s’y intégrer le temps d’une transmission. De séquence en séquence, nous pratiquerons la double énonciation, la parole étant donnée aux groupes constitués, dans une conscience constante de la présence du public parmi nous. Et à celui-ci nous livrerons l’expression d’une parole que les images appellent, qui nous interpelle avec violence, en convoquant sur le plateau les représentations de ceux qui parcoururent l’Europe dans l’un ou l’autre sens, pour telle et telle raison que nous devons connaître.

La bataille des mots, pour nous, ce sera celle-là: faire entendre, mais aussi voir et sentir au présent ces histoires du passé, et observer comme elles nous contaminent. L’Espagne ne nous sera plus étrangère, nous serons un instant espagnols, et quand résonnera le choc d’une nouvelle bombe pas si loin de notre oreille, nous aurons peut-être parcouru un nouveau chemin de connaissance, ouvert une nouvelle brèche pour le combat.

Stéphane Arnoux

Journal de bord